Sous le signe du lion
Voyage en Orthodoxie ghanéenne
Michel-Maxime Egger
«Venez et voyez!», nous a dit un jour le père Kwame Joseph Labi, employé du Conseil œcuménique des Églises, en réponse à nos questions sur l’Orthodoxie au Ghana. Nous y sommes donc allés, en juillet 2003. Quinze jours de félicité pendant lesquels nous avons découvert une Église vivante, goûté à l’extraordinaire hospitalité africaine.
Orthodoxie.ch remercie le Diacre Maxime Egger de nous avoir autorisé à publier ce vivant reportage sur la vie de l’Eglise orthodoxe au Ghana. Si vous souhaitez lire le texte intégral de l’entretien du Diacre Maxime Egger avec le Père Kwame Joseph Labi, celui-ci a été publié sur le site Religioscope:
https://www.religion.info/2003/11/21/orthodoxie-africaine-entretien-avec-pere-kwame-joseph-labi/
Le texte intégral de l’entretien avec Mgr Panteleimon s’y ajoutera prochainement.
MARDI 15 JUILLET
23h00. Arrivée avec une bonne heure de retard à l’aéroport Kotota International d’Accra, capitale du Ghana. Le père Joseph et son épouse Alexandra nous attendent dans la foule qui accueille les passagers. Grands signes, embrassades aussi affectueuses que l’atmosphère est chaude. Une demi-heure plus tard, nous sommes dans la maison confortable du cousin d’Alexandra, où nous logerons. Les enfants – Macrina, Athanassios, Stéphanie et Sergius – sont encore debout, à regarder un match de base-ball à la télé. On sort une grosse tourte au chocolat pour fêter l’anniversaire du père Joseph. «Mnogaya lieta!» Rires et premières piqûres de moustiques sur de «canon pénitentiel» d’Arvo Pärt, notre cadeau. Le ton de notre séjour est donné.
MERCREDI 16 JUILLET
Selon la tradition africaine, la première chose à faire quand on débarque quelque part est d’aller saluer le chef du village ou du clan. Départ donc pour la cathédrale orthodoxe d’Accra et la résidence épiscopale. Le trafic est dense, chaotique, plus embouteillé que prévu. Le long de la route se succèdent toutes sortes d’ateliers qui exposent leur production: lits, pneus, poteries, textiles, chaînes hi-fi, tondeuses à gazon ou encore cercueils fantaisistes en forme de poisson, bible, fusil de chasseur, paquebot, bouteille de Guinness ou de coca, à choisir selon le métier ou les plaisirs qu’on a eus de son vivant. A chaque carrefour, des vendeurs ambulants viennent nous proposer journaux, sachets de plantain frits, pommes, papier WC, peignes en plastic… Le plus frappant est le foisonnement d’églises aux noms souvent très racoleurs et involontairement drôles: «Winners’ Evangelical Church», «Lost and Found Church». A l’évidence, le mouvement pentecôtiste a le vent en poupe.
Les références bibliques foisonnent également sur les enseignes commerciales et les véhicules. Quoi de plus évocateur que «Maranatha» pour une compagnie d’assurances, «Abundant Grace Communication Center» pour un cybercafé, «Friends of Saints Enterprise» pour un magasin d’électronique, «Light is life» pour une échoppe de lampes, «His Mercy endures drinkables» pour un bar, «Jesus is power» pour un fast food ou un dépôt de batteries. Quand au tro-tro (taxi collectif) bondé et brinquebalant baptisé «Jugement dernier», on hésiterait deux fois avant d’y monter.
Mais nous voici arrivés à la cathédrale. Mgr Panteleimon et son assistante Evangelia Nyktari – une infirmière d’origine crêtoise installée depuis janvier 2002 – nous accueillent chaleureusement. Café grec pour les uns, coca-cola pour les autres et biscuits pour tous. Arrivé en janvier 2000, Mgr Panteleimon est le premier évêque du nouveau diocèse du Ghana, qui faisait partie auparavant de l’archidiocèse du Cameroun et de l’Afrique de l’Ouest, dépendant du Patriarcat grec-orthodoxe d’Alexandrie et de toute l’Afrique. Ce diocèse couvre théoriquement onze pays: Ghana, Côte d’Ivoire, Mali, Burkina Faso, Sierra Leone, Guinée, Liberia, Guinée-Bissau, Cap Vert, Sénégal, Gambie. Mais pour l’heure l’Orthodoxie n’est présente qu’au Ghana – 5000 fidèles sur une population de quelque 20 millions d’habitants, dont 60% de chrétiens – et en Côte d’Ivoire (une paroisse à Abidjan).
«A 14 ans, il était clair dans ma tête que je deviendrais un jour évêque. C’était le seul but de ma vie. Cela a d’ailleurs été prophétisé par mon père spirituel, le père Amphiloque de Patmos.» Mgr Panteleimon – 48 ans – nous raconte son itinéraire: enfance aux Etats-Unis, formation monastique à Kalymnos (son île d’origine), séjours en Afrique du Sud et à Alexandrie où il devient vicaire patriarcal. Spécialiste d’art byzantin, il est iconographe à ses heures; on peut admirer ses icônes – dûment signées et datées – dans la jolie église de la Nativité de la Mère de Dieu à Odina-Oguaa. Il nous parle aussi de sa grave maladie entre 1994 et 1996, un cancer dont il a gardé des séquelles importantes au niveau des jambes. «Tout le bas du corps était complètement paralysé, je ne sentais plus rien. Alors que j’avais plus de 42oC de fièvre depuis un mois, que les médecins m’avaient définitivement condamné et que l’Église discutait déjà de mes funérailles, en une nuit, la température a baissé et toutes les métastases ont disparu. Un miracle attesté de la Mère de Dieu…»
Avant de nous séparer, il nous offre des publications de son cru, notamment une compilation reliée des principaux offices liturgiques en langue locale (twi), un fascicule avec la Divine liturgie de saint Jean Chrysostome en français, et le premier volume des chroniques missionnaires orthodoxes au Ghana (2000-2001). Dans l’annuaire du patriarcat, il nous montre fièrement une photo prise en septembre dernier, lors de la consécration de la cathédrale par le patriarche Petros: une petite fille noire tenant dans une main une icône de saint Marc l’Evangéliste et dans l’autre un… drapeau grec.
Avant de partir, nous visitons justement la cathédrale, dédiée à la Sainte Transfiguration. Une belle église à l’ombre d’un majestueux mahogani, avec une iconostase ajourée très réussie. D’une certaine manière, l’œuvre du père Joseph. Qui explique: «En 1988, nous sommes partis avec Alexandra aux Etats-Unis pour collecter des fonds. Nous avons visité 41 paroisses en trois mois. L’années suivante, Mgr Ireneos, métropolite d’Accra et de toute l’Afrique de l’Ouest résidant au Cameroun, a posé la pierre de fondation. Tout de suite, on a commencé à célébrer, au milieu du chantier. Une équipe missionnaire – des jeunes volontaires américains – sont venus pour nous aider. Et peu à peu, nous sommes arrivés au bout de nos peines.»
Dans l’architecture, tant extérieure qu’intérieure, le père Joseph a tenu à insérer des éléments culturels africains. Ainsi, le symbole traditionnel akhan «Gye Nyame» qu’on retrouve sur le sol à l’entrée de l’église et sculpté sous le siège de l’évêque, lequel rappelle les célèbres trônes du royaume Ashanti. «Gye Nyame» signifie «Seulement Dieu»; il exprime la souveraineté du Dieu créateur – omnipotent, omniscient et omniprésent – sur toutes choses. Dans un coin se trouvent des mégaphones et des hauts-parleurs, utiles quand, le dimanche matin, il s’agit de lutter contre le vacarme de l’Église pentecôtiste voisine.
L’église devait être consacrée en 1997. «Nous avions tout préparé, imprimé des T-shirts, acheté des cadeaux, réservé des chambres. Et deux semaines avant, sans explication, le patriarche Parthenios s’est décommandé, sourit le père Joseph. A Alexandrie, ils n’ont pas cru que nous arriverions à assumer une visite patriarcale…»
JEUDI 17 JUILLET
Larteh, au sommet des collines d’Akuapim. Un gros bourg paysan – environ 10’000 habitants – au milieu d’une nature abondante, où fleurissent bananiers, manguiers et autres avocatiers. C’est le village natal du père Joseph et d’Alexandra. Le lieu où l’Orthodoxie est née au Ghana. En remontant la rue principale, les églises se succèdent: catholique, presbytérienne (fondée par la Mission de Bâle), anglicane, témoins de Jéhovah, adventistes du 7e jour, méthodistes, Armée du Salut… Le village compte plus de 16 dénominations réunies dans une forme de Conseil des Églises locales.
Nous rendons visite au père du père Joseph, Gregory Labi Odeng, lui aussi prêtre orthodoxe. Aujourd’hui âgé de 89 ans, il fut l’un des animateurs d’une église non-canonique fondée en 1932 par un ex-pasteur méthodiste, qui après de nombreux changements de dénominations – reflet de ses tribulations – finit par s’appeler «Église orthodoxe catholique». Il nous reçoit, très digne dans un somptueux boubou, en compagnie de son épouse Martha, dans la cour intérieure de sa maison où gambadent en liberté chèvres, poules et chats en pagaille.
«En 1971, nous avons lancé un mouvement de jeunesse et sommes partis en quête de nos racines, de la vraie Orthodoxie», raconte le père Joseph. De fil en aiguille, de lectures en rencontres providentielles – grâce notamment à une réunion du Conseil œcuménique des Eglises à Accra, en 1974, où étaient présents les pères Jean Meyendorff et Thomas Hopko – des liens se sont tissés avec l’Église canonique. En 1977, le père Joseph a reçu une bourse pour étudier la théologie à Saint-Vladimir (New York). De retour au pays en 1982, il a préparé la communauté, traduisant la Divine liturgie en twi, multipliant ateliers de chant et de catéchèse. «Nous n’avions rien, pas de calice ni de four pour cuire le pain. Il fallait tout créer, improviser.» En septembre de la même année, pendant la semaine de la fête de la Sainte-Croix, Mrg Ireneos est venu à Larteh. En quelques jours, il a baptisé quelque 1500 personnes, ordonné quatre prêtres et trois diacres.
Nous nous rendons précisément à l’endroit où cet événement s’est déroulé, dans l’église des saints Pierre et Paul. Une jolie bâtisse aux volets bleu pétant, en face d’un salon de coiffure baroque et rutilant. Sa belle et imposante iconostase a été récupérée d’une petite chapelle Saint-Georges construite à Accra dans les années 60 par un homme d’affaires grec, puis transformée après son départ en temple maçonnique dans les années 70 (sic!).
Nous faisons encore un saut au Saint Peter’s Business College, école de commerce, l’un des sept établissements scolaires actuellement gérés par l’Église orthodoxe au Ghana. Fondée par le père Gregory en 1967 et installée dans une vieille maison décatie et pleine de charme datant des années 30, elle devrait déménager – avec sa quarantaine d’élèves – cet automne dans les bâtiments actuellement en construction, un peu en-dehors du village. Financé notamment par le Centre missionnaire orthodoxe américain, ce nouveau complexe devrait abriter également une chapelle orthodoxe, une école primaire, un internat et, peut-être un jour, un institut de théologie.
Sur le chemin du retour, nous faisons un crochet par l’Akrofi-Christaller Memorial Center, des noms de deux pionniers de l’enracinement du christianisme au Ghana, un Ghanéen et un Allemand de la Mission de Bâle, inventeurs de la forme écrite de la langue twi dans laquelle ils ont fait une excellente traduction de la Bible. Ce lieu paisible, qui s’est développé à partir des bâtisses d’origine construites par la Mission de Bâle dans les années 1840 et restaurées avec goût, abrite un centre de recherches et de formation réputé sur la mission en contexte africain. Après avoir visité l’imposante bibliothèque et le centre informatique, nous avons la chance de pouvoir nous entretenir avec son directeur, le charismatique et bouillonnant Kwame Bediako. Un homme de feu, inspiré et inspirant, qui nous dit en substance que la clé de l’inculturation du christianisme en Afrique, le chaînon qui a manqué jusqu’ici, est la tradition patristique.
«Le problème avec le christianisme en Afrique, déclare-t-il, c’est qu’il est venu pour l’essentiel par l’Occident, la Réforme, quelque chose de rationaliste et individualiste, porteur d’une division interne historique (entre protestants et catholiques) et avec des pouvoirs conquérants. Les premiers missionnaires ont eu un regard pauvre, mutilant, supérieur, sur la culture noire. Elle n’était pour eux que paganisme, un fatras d’idoles à détruire. Nous avons vécu un véritable viol de l’imaginaire, de la culture et de la conscience africaine. Nous sommes maintenant dans un processus de décolonisation des esprits, de libération. Si l’Afrique veut renaître, elle doit retrouver son identité, c’est-à-dire sa mémoire et ses sources. Une partie importante de celles-ci, ce sont les Pères de l’Église africains. Clément et Athanase d’Alexandrie, Cyprien de Carthage, tous sont nos pères, nos ancêtres. Ils sont vivants. Ils nous ramènent aussi à une époque qui devrait nous permettre de nous libérer de toutes les divisions dont nous avons hérités. Nous devons faire en Afrique – en termes culturels et conceptuels – ce que les Pères grecs on fait quand ils ont inculturé la tradition chrétienne dans le monde hellénique. Non seulement faire ce qu’ils ont fait, mais comme ils l’ont fait. Il faut que les Africains intériorisent le christianisme, le traduisent et l’expriment dans leurs langues, leurs propres catégories et concepts. En partant de leurs valeurs et traditions culturelles. La “renaissance africaine” dont tout le monde parle depuis quelques années ne doit pas être seulement une affaire de politiciens, mais devenir la responsabilité, une préoccupation, un souci des Églises. Il n’y aura pas de vraie renaissance africaine sans un christianisme africain vivant.» Dans cette perspective, le centre va commencer une collaboration avec l’Église d’Ethiopie, l’une des plus anciennes d’Afrique, qui a une longue pratique d’inculturation. Avant que nous partions, Kwame Bediako nous dédicace son livre: Theology and Identity, The Impact of Culture upon Christian Thought in the Second Century and in Modern Africa, (Regnum Studies in Mission, 1999).
SAMEDI 19 JUILLET
Baptême collectif dans la brousse, à Breman, dans la région centrale, à une centaine de kilomètres d’Accra. Nous sommes sur le chantier d’une église, où s’affairent depuis trois semaines sept jeunes hommes et femmes venus d’Alaska et des quatre coins des Etats-Unis sous l’égide du Centre missionnaire orthodoxe américain. Mgr Panteleimon patiente sous une bâche de fortune. «Ici, les offices commencent quand tout le monde est là», m’explique le père Joseph. On attend encore des gens du village voisin qui, finalement, mobilisés ailleurs par des funérailles, ne viendront pas. Mgr Panteleimon m’a apporté des ornements de diacre et me demande de concélébrer. A partir de ce moment, je serai pour les Ghanéens «papa osofo Maxime». Vers 10 heures, nous nous rendons au baptistère, un bloc de ciment brut en forme de croix.
L’office du baptême commence sous un soleil de plomb. Inutile de dire que, sous ma soutane et mon stikharion, ce sont les chutes du Zambèze. Athanassios, le fils du père Joseph, tente de nous protéger avec un parapluie orné de palmiers jaunes et bleu. Lucie mon épouse est réquisitionnée ex officio comme marraine d’une dizaine de villageois, enfant et adultes, auxquels elle doit donner des prénoms orthodoxes à partir d’une liste de fortune établie par les jeunes Américains. Les baptêmes – une soixantaine – se succèdent à un rythme soutenu, à coups d’immersions énergiques, pour ne pas dire parfois brutales. L’évêque, en effet, n’y va de main morte, en particulier avec les petits enfants qu’il propulse littéralement sous l’eau. En sortant du baptistère, souvent éberlué, chacun reçoit un billet avec son nouveau nom.
Suivent alors, dans le périmètre de l’église, la chrismation, la tonsure, la distribution des croix et la procession autour de l’autel. Puis l’évêque s’adresse aux nouveaux baptisés: «Vous êtes la lumière de la foi chrétienne orthodoxe. Vous devez vous sentir fiers, car vous appartenez maintenant à la seule vraie Église chrétienne, purement et originellement africaine, car établie au Ier siècle par saint Marc l’Evangéliste. Vous êtes appelés à rester fidèles à cette foi et à la répandre autour de vous. Car hors d’elle, il n’est point de salut. Si quelqu’un coupe une branche d’un arbre, celle-ci va dépérir et sécher, puis être jetée au feu. Il en va de même pour chaque homme; s’il n’est pas membre du Corps canonique du Christ, il reste mort, car le Saint-Esprit de Dieu ne peut demeurer en lui. La Bible appelle «vivants» ceux qui ont cru et ont été baptisés. Les «morts» en revanche sont ceux qui ne sont pas devenus les membres de l’Église canonique et sont restés sans repentir ou ont refusé d’être baptisés. Souvenez-vous que les idolâtres, les incroyants, les hérétiques et schismatiques n’appartiennent pas au Corps et n’y ont aucune place, sauf s’ils se repentent de leurs œuvres d’erreur et d’obscurité.»
La règle ici est le baptême ou rebaptême pour tous, sauf pour les catholiques-romains qui sont reçus par la chrismation, moyennant une renonciation formelle aux fausses doctrines de Rome et l’acceptation de l’Orthodoxie comme l’unique vraie foi chrétienne.
Il est passé midi, mais ce n’est pas fini. Nous enchaînons avec un autre office pour la fondation de cette nouvelle église, qui sera dédiée à la Dormition de la Mère de Dieu. C’est à moi que revient l’honneur de poser la pierre d’angle, au pied d’une croix en bois, où sont également ensevelies, selon une tradition propre à l’île de Kalymnos, sept veilleuses, symbole de la plénitude et universalité de l’Église.
L’office se termine par des discours, un échange de cadeaux entre la communauté et le team missionnaire, un repas – émincé de chèvre, poulet et riz woloof – et, bien sûr, des chants et des danses rythmés par les tambours.
DIMANCHE 20 JUILLET
Divine liturgie dans la vaste église Saint-Jean-le-Théologien, à Abodom. C’est la foule, car aujourd’hui a lieu l’ordination diaconale de Aristoboulos, qui sera élevé à la prêtrise dans un mois. Mgr Panteleimon ne chôme pas. Depuis qu’il est arrivé, le nombre de fidèles est passé de 3000 à 5000, celui des prêtres de 3 à 22, ce qui correspond à quasiment autant de paroisses et d’églises, dont sept sont actuellement en construction dans le pays. Il suit, comme il nous l’expliquera, la stratégie des saints Cyrille et Méthode dans l’évangélisation du monde slave: «Leur œuvre, de leur vivant, a été un échec. Leur succès est venu après eux, des 70 disciples qu’ils avaient éduqués et ordonnés. Le ciment et les briques m’importent peu; ce qui m’intéresse, ce sont les pierres vivantes. Ma priorité, c’est de former un clergé local fidèle et solide. C’est à travers lui que se fera l’implantation orthodoxe en Afrique. Car nous ne sommes pas ghanéens, nous ne parlons pas la langue, nous serons toujours des étrangers.»
Après la consécration des saints dons, un prêtre et moi-même prenons le futur diacre par la main et faisons le tour de l’église pour l’amener à l’ambon en proclamant: «S’il te plaît, s’il plaît à tous, ordonne, maître saint, celui qui t’est présenté.» Avant de lui imposer les mains, Mgr Panteleimon lui demande de retirer son alliance matrimoniale, pour signifier que dorénavant il est avant tout marié à l’Église. L’évêque, malgré une grande fatigue et une difficulté croissante à se tenir debout, mène l’office au pas de charge, houspille le nouveau diacre un peu perdu, menace d’expulsion les servants qui font tinter un peu trop bruyamment le produit de la quête. Il s’éclipse rapidement après la bénédiction finale, car il doit se rendre d’urgence à l’aéroport. C’est le moment où les tambours entrent en scène et où le chœur, qui emmène toute l’assemblée, entonne des chants africains. Des compositions locales à partir d’un verset biblique, qui racontent des paraboles, louent la grandeur de Dieu, accompagnées de danses et gestes rituels. Les fidèles, en procession et le pas dansant, vont recevoir le pain béni des mains du prêtre et déposer une offrande dans une écuelle en plastic, posée sur un tabouret.
Après le repas, nous faisons halte à Formena. Si Accra est le centre ecclésiastique de l’Orthodoxie ghanéenne, Larteh son berceau historique, Formena est son cœur mystique. A une époque, l’ensemble du village était orthodoxe. L’Église y possède un carré de forêt, espace «sacré» habité d’une forte présence de l’Esprit, jalonné de points symboliques: un promontoire surmonté d’un crucifix, un puits, un petit temple dédié à l’archange Raphaël, lieu de pèlerinage national depuis son érection en 1956.
C’est ici qu’a lieu, chaque année – la dernière semaine de janvier – l’Annual Spiritual Revival. Du jeudi au dimanche, plus de 2000 fidèles venus de tout le pays se réunissent. Pour glorifier Dieu, témoigner de leur foi, raconter leur conversion, participer à des ateliers. Du matin au milieu de la nuit, toute la forêt bruit d’offices liturgiques, de prières, de bénédictions, d’onctions, de confessions publiques. «Le samedi soir, à 9 heures, nous commençons la vigile, suivie à minuit de la Divine liturgie, raconte le père Joseph. A la grande entrée, nous quittons la place centrale pour aller en procession dans la forêt avec les saints dons. Nous nous arrêtons au pied de la croix pour commémorer les vivants et les morts, puis continuons jusqu’à la chapelle Saint-Raphaël où nous terminons la célébration eucharistique. Vers trois heures, ce sont les agapes et la fête.»
Sur le chemin du retour, nous faisons encore halte dans différentes paroisses orthodoxes, en particulier à Odina-Oguaa, l’une des rares églises au Ghana construite pour deux villages. Un groupe de fidèles nous attend dans l’église, dédiée à la Nativité de la Mère de Dieu, devant laquelle flottent les drapeaux ghanéen et… grec. Tous portent fièrement des T-shirts à l’effigie du patriarche Petros. Danses, chants de bienvenues, discours, offrandes d’une gigantesque corbeille débordant d’oranges et de bâtons de canne à sucre.
MERCREDI 23 JUILLET
Jour de repos après des excursions hautes en couleur sur la côte Ouest, où nous avons notamment visité les impressionnants châteaux-forts de Cape Coast et Elmina, lieux historiques de la traite des noirs. Mg Panteleimon nous a invités pour le repas de midi, concocté par Evangelia. Cuisinière, infirmière, secrétaire, elle s’occupe aussi de programmes de santé: une équipe de «médecins du cœur» vient chaque année de Rhodes pour visiter des communautés villageoises; elle-même fait de temps à autre des tournées en brousse pour prodiguer des soins et distribuer des médicaments.
Le café est suivi d’un long entretien avec l’évêque. Nous abordons divers sujets. Le travail missionnaire: «C’est la continuation du travail du Christ pour le salut de l’humanité. Si nous ne le faisons pas, si nous ne répandons pas la vraie parole concernant le Royaume de Dieu, nous sommes dans le péché. Le Christ prêchait, mais en même temps Il guérissait (santé) et enseignait (éducation).
La recherche de fonds: «Rien n’est acquis. Chaque année, il faut aller en Grèce. C’est très fatigant, surtout pour moi avec mes problèmes de mobilité. Les gens, heureusement, sont généreux. Les plus durs à convaincre de l’utilité de notre travail, ce sont les clercs. Leur conscience ecclésiale souvent se réduit au pré carré de leur paroisse. Ils n’ont pas le sens de l’Orthodoxie comme réalité universelle et cosmique. Si l’Église se réveillait, le travail missionnaire pourrait se répandre comme du feu, car nous n’aurions plus à courir par monts et par vaux comme des mendiants. Il suffirait que chaque paroisse de Grèce ou d’ailleurs, dans des pays nantis, décide de parrainer une paroisse dans un pays de mission pauvre. Si ce n’est pas possible, cela veut dire que quelque chose cloche.»
L’inculturation: «La première chose est d’étudier la langue et la culture locale. Il faut traduire les textes des offices, apprendre à communiquer avec les gens. Cela prend du temps. Dans le travail missionnaire, il ne faut avoir aucun à priori négatif. Comme le disent les Pères, il y a une semence de vérité dans chaque culture et nation. C’est en nous voyant respecter leur culture et leurs traditions que les autres vont nous respecter à leur tour. Le but de l’Orthodoxie n’est pas détruire la culture, mais de la régénérer en lui donnant un sens nouveau. Cela dit, il faut du discernement. Il y a des coutumes et des symboles que nous pouvons garder, mais tout ce qui a un lien avec le paganisme, l’idolâtrie, doit être expurgé complètement, car c’est de l’ordre du péché. Il faut nettoyer le terrain de tout ce qui touche aux idoles.»
L’œcuménisme: «Nous sommes membres du Conseil chrétien des Églises du Ghana. Nous nous devons d’avoir de bonnes relations avec les autres, car c’est un acte d’amour. Cependant, nous ne devons jamais transiger avec la Vérité et la foi orthodoxe. L’Orthodoxie est la seule vraie Église. C’est un fait, le cœur de notre foi. Le dialogue pour moi n’a de sens que si l’on confesse et accepte la Vérité. C’est notre devoir de dire la Vérité et de convaincre les autres de l’accepter. Il est faux, inacceptable de dire que tous ceux qui se disent chrétiens croient au même Dieu. Ce n’est pas vrai. Car si c’était vrai, alors l’Église serait une. L’unité de l’Église ne vas pas venir du dialogue; c’est du vent. Cela fait des siècles qu’on parle, dialogue, mais cela ne change rien, car chacun au fond a et garde son opinion. Moi, je dis toujours: “Mettons sur la table nos problèmes et différences, et comparons avec ce qui existait du temps de l’Église indivise: que chacun alors enlève ce qu’il a ajouté et rajoute ce qu’il a enlevé depuis, et l’Église sera une.”»
A cet égard, un Conseil chrétien des Églises a été créé à l’époque où le gouvernement ghanéen était communiste. A l’origine, le but était de réunir les différentes Églises et missions, afin qu’elles cessent de se battre entre elles et se dotent d’un porte-parole commun auprès du gouvernement. Ce conseil regroupe une quinzaine de dénominations, gère des programmes sociaux et de développement, fait du lobbying en cas de nécessité. En 1992 par exemple, il est parvenu à faire retirer un décret militaire de 1991 qui, sous le couvert d’un bannissement des témoins de Jéhovah et des mormons, visait en réalité une restriction de la liberté religieuse. Il joue notamment un rôle utile en période de crise, de tension; il a dans ce sens intensifié ses relations avec les musulmans. Les catholiques n’en faisant pas partie, il est flanqué d’un comité permanent de coopération avec l’Église de Rome. Les orthodoxes assurent une présence minimale; ils étaient clairement plus engagés quand le père Joseph était encore au Ghana, car lui-même était membre du comité directeur.
L’évêque nous met généreusement à disposition «Cynthia» – sa 4 x 4 –, son excellent chauffeur Théophile et son diacre Hermis pour notre escapade de deux jours au royaume Ashanti et dans les mines d’or d’Obuasi. Le diacre nous quittera bien vite. Le lendemain, en effet, alors que nous serons en route pour Kumasi, il apprendra qu’il sera ordonné ce dimanche et non au mois d’août comme prévu!
DIMANCHE 27 JUILLET
Retour à Larteh pour la Divine liturgie, célébrée avec une escouade de servants d’autel bien stylés. Depuis notre dernière visite, une baraque en forme de container métallique – un type de construction bon marché et surtout facilement déplaçable – a été installée à côté de l’église. Ce local abritera un centre informatique, avec une dizaine d’ordinateurs, dont six – fournis à prix d’ami par la Fédération luthérienne mondiale – sont déjà arrivés. Il reste à aménager l’endroit et à installer un climatiseur. La décision est prise d’opter pour des lampes économiques et d’étudier la possibilité d’une alimentation à l’énergie solaire. Le projet a dans un premier temps pour but d’offrir une formation informatique aux étudiants du St Peter’s Business College et, plus globalement, aux jeunes du village. Dans une deuxième phase, il s’agirait d’en faire une sorte de cybercafé.
A la fin de la liturgie, le père Joseph explique aux fidèles la philosophie du projet, rendu possible notamment grâce au don de la paroisse Sainte-Catherine de Chambésy (Genève) du Patriarcat œcuménique de Constantinople. «C’est bien et nécessaire de recevoir un coup de pouce – rendons grâce à Dieu! – mais cette aide doit servir d’abord à nous aider nous-mêmes, à nous prendre en charge sans dépendre de l’extérieur, à générer peu à peu nos propres ressources.»
Ce projet est le premier d’une fondation que le père Joseph est en train de mettre sur pied, African Initiatives in Mission. «L’objectif est de susciter et soutenir des initiatives provenant des Africains eux-mêmes, d’accompagner les communautés locales dans l’identification de leurs priorités en matière de mission et de développement, de les appuyer dans la conception et la réalisation de leurs projets, selon leurs besoins, leurs desseins, leurs idées et leurs moyens. Cela, dans une dynamique de coopération et d’échange d’informations avec d’autres communautés, au Ghana et plus globalement en Afrique.»
C’est pour le père Joseph un pas sur la voie de l’indépendance, d’une Orthodoxie non seulement en Afrique, mais proprement africaine. «“On va vous aider”, ne cesse-t-on de nous dire. Mais je ne veux pas qu’on nous aide, nous les “pauvres” Africains, mais qu’on nous permette d’être, de devenir l’Église. Nous ne voulons pas recevoir la charité, mais prendre notre destin en mains. Toute œuvre missionnaire – en Afrique ou ailleurs – n’est digne de ce nom que si elle poursuit deux buts: d’une part, l’établissement d’une véritable église locale, profondément inculturée, tendue vers l’avènement du Royaume de Dieu; d’autre part, la transformation totale de la société. On ne peut en effet prétendre témoigner du Royaume sans lutter pour la justice et la dignité humaine.»
Michel-Maxime Egger
Diacre dans le Patriarcat œcuménique de Constantinople. Directeur des Editions le Sel de la Terre et Coordinateur de politique de développement à la Communauté de travail des œuvres d’entraide en Suisse.
© Michel-Maxime Egger 2003